Les empêche-pipi
L'empêche pipi est un élément du petit patrimoine bâti lié à l'hygiène publique, dont il semble qu'il n'ait jamais fait l'objet d'une étude en langue française, selon les architectes et urbanistes contactés. Par ailleurs, il est assez symptomatique que ces personnes et d'autres plus versées dans la maîtrise de la langue de Voltaire, n'aient pu nous renseigner un nom.
De ce fait, nous parlerons d'empêche-pipi, ainsi que nous nous sommes plus à l'appeler. La compréhension immédiate de cette terminologie et la lisibilité communément acceptée de cette dénomination nous encouragent dans ce sens. Serge Le Bailly de Tilleghem, historien de l'art, suggère un mot plus "latinisant" : le "pissepala". Henri Vernes, l'auteur des aventures de Bob Morane, la "borne sanitaire". La journaliste Myriam Mariaulle opterait pour "casse-pipi", l'architecte Eric Marchal pour "éclabousseur de chaussettes" et le passionné d'us et coutumes tournaisiens Christian Bausiers pour le terme picardisant de "casse-brayette" (casse-braguette).
Qu'est-ce qu'un empêche-pipi ?
Des murs formant un angle constituent un espace propice pour soulager les besoins de l'homme qui envisage généralement cet acte avec une certaine discrétion, l'obscurité aidant, le soir ou la nuit.Les occupants de l'immeuble concerné subiront les conséquences immédiates de cet acte, mais aussi les relents dont les exhalaisons perdureront naturellement plus ou moins longtemps, selon l'ensoleillement, la pluviosité...
Pour remédier à ce désagrément visuel d'abord, olfactif ensuite, des propriétaires ont érigé des "empêche-pipi", à savoir une petite construction de forme conique ou arrondie, adossée aux murs formant l'angle incriminé. Elle est généralement constituée de briques, gravats, moellons, pavés et/ou pierres taillées.
A Tournai, cet ajout architectural est d'une hauteur variant de 60 à 160 centimètres, et d'une base entre 50 et 0 centimètres. Il a tendance à correspondre à la structure d'une des deux façades auxquelles il s'adosse : ajustement sur la hauteur du soubassement ou de l'appui de fenêtre d'un des deux murs formant le coin. Si l'empêche-pipi est souvent une petite construction relativement grossière, il peut aussi faire preuve d'un souci esthétique certain. Ainsi, celui de la rue des Jésuites est constitué de trois pierres bleues taillées pour former un cône parfait, mais respectant la structure des pierres du soubassement de la maison attenante.
Certains "casse-pipi" laissent apparaître les matériaux utilisés, d'autres sont enduits et lissés avec du ciment, entraînant le sentiment d'élément monolithique. La majorité des empêche-pipi sont peints selon le ou les coloris de la façade contiguë. Si celle-ci est en pierre naturelle, la petite construction sera souvent peinte en gris ou badigeonnée d'un ciment naturel, afin de la confondre avec le minéral.
Nous sommes enclins à dater les "pissepala" de la fin de la seconde moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, bien qu'un exemplaire ait été reconstruit, à la demande d'un architecte, au début de ce millénaire. Parmi tous les empêche-pipi relevés, à ce jour, seuls deux ont été intégrés d'office dans les plans de l'architecte qui a conçu la caserne Léopold, à Namur.
Mais à quoi sert, finalement, l'empêche-pipi ? L'"urineur", impénitent ou distrait, qui exercera ses talents contre le "pissepala" aura les pieds et le bas du pantalon éclaboussés. A bon entendeur…
L'empêche-pipi et le chasse-roue
L'empêche-pipi peut être confondu avec le chasse-roue, un élément architectural fort présent dans les constructions du XIXe siècle, à savoir une borne qui permettait de guider, si nécessaire, les roues des carrosses et autres véhicules tirés par les chevaux. Pourtant des différences permettent, généralement, de les distinguer : l'empêche-pipi épouse exactement le coin, tandis que le second en est souvent un peu écarté ; par ailleurs et surtout, le premier est une rectification d'une architecture donnée, tandis que l'autre est intégré, le plus souvent, dans les plans créateurs d'une habitation, d'un hôtel, d'un bâtiment administratif.
Dans le cas de la maison privée, il est fort probable que la "borne sanitaire", n'ait fait l'objet d'aucun schéma ou plan signé par une personne compétente, cette "adaptation du mur" tente malgré tout de tenir compte de l'environnement immédiat. Nous aurions tendance à qualifier certains "éclabousseurs de chaussettes" de caméléon, par la volonté de le confondre avec son support. Il en est ainsi pour celui de la rue des Saules, à Paris.
Toutefois, certaines petites constructions sèment le trouble. Elles semblent être des chasse-roues, mais leur positionnement dans le porche est tel que l'efficacité est toute relative, voire nulle. A Tournai, il en est ainsi aux entrées de l'Académie des Beaux-Arts, de l'Evêché ou de l'ancien hôtel de Joigny, sis 41, rue Saint-Jacques. Nous sommes assez tentés d'y voir un empêche-pipi, ou un élément remplissant les deux fonctions.
Les catégories d'empêche-pipi
Nous avons classé les empêche-pipi en catégories, selon leur forme générale, pour autant que celle-ci ne fût pas réduite au quart de son volume par le positionnement en coin :
- type boule
- type tronc
- type cône
- type cylindre
- type triangle
- type oblong.
Ce dernier type qualifie les "bornes sanitaires" qui tendent à s'étendre sur le mur d'appui, selon une forme non régulière.
Certaines "bornes sanitaires" peuvent présenter deux ou trois pans dégressifs. Cet conception particulière de la surface favorise les éclaboussures "vengeresses", quelle que soit la grandeur du coupable. Il en est ainsi pour les 18 empêche-pipi qui occupent les angles des vastes bâtiments du lycée Jacques Decour, à Paris. Ou, encore, pour les deux "pissepala" à 3 pans de l'ancienne caserne Léopold, à Namur, au coin formé par la rue Général Michel et le boulevard Cauchy.
Les pans peuvent être inversés, comme à Mons, à la rue de Houdain, où le beau porche ouvragé est flanqué, à gauche, d'un "casse-brayette" en pierre blanche à 14 pans inversés et, à droite, d'1 à 15. Cette disposition semble d'autant plus efficace pour renvoyer l'urine vers le producteur, quelle que soit la puissance du jet.
Il est évident que ces empêche-pipi à pans sont l'œuvre de tailleurs de pierre aguerris.
Les empêche-pipi sont caractéristiques de toute l'Europe, à tout le moins : Paris, Rambouillet, Boulogne-sur-Mer, Breschia, en Italie, Allemagne… ; mais aussi de Casablanca, au Maroc, par exemple. En Belgique, à Tournai-ville, 29.733 habitants, au 1er janvier 2003, couvrant 1.600 hectares, nous avons effectué une recherche systématique dans les rues de la cité. Nous avons pu dénombrer 17 "pissepala", ainsi que 3 autres, dont il ne reste plus qu'une trace. La situation est quasi semblable à Mons.
Depuis la parution de l'ouvrage de Jacky Legge, "Les empêche-pipi : un oubli architecturé" ( Tournai : Ed. Galerie Koma, Maison de la Culture, Carré Noir, 2003), des "rabatteurs" bénévoles ont renseigné un certain nombre d'empêche-pipi, dans différentes régions du monde. Ce relevé ne demande qu'à se poursuivre.